• Le don.

    Samedi soir, profitant s’une accalmie de neige, je suis allée au supermarché local pour y chercher quelques bricoles manquantes dans les placards. Sortant de la voiture, un jeune homme m’interpela des journaux « Sans abri » sous le  bras. Je ne compris pas ce qu’il disait notant un petit accent étranger (je suis dans le métier des langues, déformation professionnelle). N’ayant que quelques centimes dans le porte- monnaie, je les lui donnai en ajoutant que ce n’était véritablement qu’une solution d’urgence. Fut- ce parce que je me souciai de lui qu’il me raconta son parcours dans un français correct ?

    J’appris ainsi qu’il était moldave, citoyen européen, 23 ans, marié, un enfant de 13 mois. Volontaire, il avait quitté son pays qui ne lui offrait aucune possibilité d’emploi, de vie décente pour la France « parce qu’on peut y travailler et que c’est une terre de liberté » (Welcome). Avec sa famille, ils n’avaient droit à aucune aide sociale n’ayant qu’un titre de séjour touristique de trois mois qu’ils renouvelaient en rentrant régulièrement au pays. Il travaillait sporadiquement au noir, dans le bâtiment, les jardins, de ces travaux physiques durs ; sans même une promesse d’embauche légale, il n’avait accès à aucun droit.  Il était acculé ce mois- ci pour le paiement du loyer, le propriétaire réclamant son dû quotidiennement. Samedi, il lui manquait 40 euros.

    Je n’ai pas le goût d’entrer dans des considérations politiques ou sociales sur ce sujet, je lâche seulement en passant que je m’attriste de voir une Europe du fric se construire si rapidement quand l’Europe sociale peine si lamentablement. Je ne souhaite parler que de cet échange. Quelques minutes dans nos vies. Minutes de rien.

     Je sentais son désarroi, la peur d’être à la rue avec sa femme et son fils. L’urgence. Il grelottait de froid et je n’ai pas les moyens de l’aider. Il n’insistait pas, expliquait seulement et comme je l’écoutais, il tentait de dénouer son corps  tendu par le froid et les soucis. Finalement, il entra avec moi dans le supermarché, j’avais accepté de lui acheter un petit poulet pour le repas du soir. Il prit un premier prix très abordable et refusa le paquet de pâtes et la boite de champignons que je voulais ajouter, il préférait une bouteille de shampoing justifiant son choix « le moins cher ». Je lui pris le tout « Au moins, vous pourrez manger correctement ce soir avec votre famille ». Je lus sur son visage de la considération à mon égard.

    Si j’étais heureuse de l’aider, je sentais des peurs troubles  en moi non que je me méfiais de lui- il était très correct, courtois-  plutôt un sentiment diffus de confusion au point que je me perdis dans les rayons, je ne trouvai rien, je cherchai ma carte bancaire à la caisse cinq bonnes minutes. Quelque chose me perturbait. A la sortie, nous échangeâmes quelques mots et convînmes d’un rendez- vous lundi matin, je voulais lui donner des adresses pour obtenir de l’aide à l’emploi alors qu’il restait obnubilé par l’urgence du paiement du loyer. Il repartit avec son petit sachet reconnaissant, « J’ai vu votre cœur ».

     Rentrée chez moi, je restai avec ce mal- être ne trouvant décidément aucune formulation claire. Je dormis mal, tiraillée entre mon envie d’aider et cette peur floue. Emmaüs me traversa l’esprit et au réveil, je cherchai l’adresse de la communauté la plus proche ainsi que celle des restos du cœur de son secteur. Je restai avec ces questionnements jusqu’au lundi et ce fut avec 50 minutes de retard que je retournai devant le supermarché ; évidemment, je ne le retrouvai pas. Je m’occupai de mes affaires personnelles l’esprit embrouillé quand enfin je pus formuler ma peur : je n’ai pas peur de lui, j’ai peur de MOI.

    Peur de ne pouvoir contenir mon désir d’aider, de donner par delà mes limites, peur d’être victime de mon abnégation.

    Je ne sais si je le recroiserai  un jour, son visage, sa voix, les mouvements de son corps restent dans ma mémoire ; je suis heureuse d’avoir donné quand d’autres plus aisés lui ont tourné le dos. Je suis  heureuse également de ne pas l’avoir retrouvé, aurais-je pu stopper mes élans de cœur ? N’était- ce pas un acte manqué de toute façon ?

     

     

     

    « et oui, c'est possible, là aussi.En prologue au don. »

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  • Commentaires

    1
    Je transfère
    Mercredi 14 Août 2013 à 22:06

    Commentaires

     
    Je me suis trouvée en quelques occasions dans cette situation. Ma réponse personnelle est: je n'ai pas la responsabilité de tous les pauvres de la terre, je n'ai pas à me culpabiliser pour cela. S'engager dans le milieu associatif, la politique,etc, apporte plus que le simple secours ponctuel. C'est par le "tous ensemble" dans ces structures que le monde avance.
    Si tu vas dans Paris c'est une de ces personnes à chaque mètre que tu verras sur le trottoir. Tous ont autant besoin de nous. Alors on peut néanmoins donner quelque chose, mais pas prendre sur son dos le problème entier.
    Affectueusement
    Commentaire n°1 posté par Annie le 23/12/2009 à 14h27
    C'est une évidence, Annie et je chemine à grande vitesse sur la compréhension de mes sentiments dans ce genre de situation. Je suis heureuse grâce à la cnv de prendre conscience de la limite parce qu'il était grand temps que j'ai de l'empathie pour moi- même.
    Sans parler de la notion de responsabilité plus ou moins consciente que nous avons tous
    Réponse de fée des agrumes le 23/12/2009 à 14h42
     
    Peur également de ce miroir qui nous est tendu, de ce futur possible (auquel on ne veut surtout pas songer) qui pourrait nous mettre à sa place...

    Car la richesse de biens va souvent de pair avec la pauvreté de coeur... et il est tellement plus facile de tourner la tête.

    Ceci dit, dans notre campagne, arrivent parfois des camionnettes entières de pauvres diables "embauchés" pour mendier au profit de ces esclavagistes d'un autre siècle.
    Bon moyen également de refuser toute obole en se donnant bonne conscience.
    Commentaire n°2 posté par cybione le 23/12/2009 à 17h17
    La misère, la misère... il y  aura toujours une partie de la population pour en profiter.
    j'aime entendre Pierre Rabhi en parler, il a tellement fait le tour de la question.
    Réponse de fée des agrumes le 23/12/2009 à 21h18
     
    Pour avoir vécu et travaillé en "Afrique noire" (Côte d'Ivoire, Centrafrique et Tchad) une question me revient sans cesse à l'esprit quand on me parle des "émigrés".

    Mais quand fera-t-on le nécessaire pour que toutes ces personnes aient les moyens de vivre sur place, chez elles ? Car finalement le problème est là !

    Quand se donnera-t-on les moyens de faire savoir que l'Occident n'est pas ce havre de paix et de travail que les "passeurs" font miroiter pour E.U.X. s'en foutre plein les poches.

    Souvent quand j'entends parler de tous ces jeunes sans emplois, à la rue, je me dis que j'aurais bien de quoi en "aider" un. Du travail j'en ai à revendre, un toit, une chambre, j'ai aussi. Le "blème" c'est qu'avec ce que je commence à faire (ce tout petit élevage de moutons) je n'ai pas de quoi payer quelqu'un... ne tirant pas encore de quoi vivre...

    Ne surtout pas culpabiliser face à cette misère, à ces détresses... Nous en sommes les jouets, pas les instigateurs.

    Merci pour lui.
    Commentaire n°3 posté par Philippe PHLQ le 23/12/2009 à 17h20
    Ben oui, quand est- ce que chacun pourra vivre décemment dans son pays?
    Et si l'argent n'était pas le seul mteur de l'économie?
    Et dire qu'un Pierre rabhi est si peu entendu...
    Réponse de fée des agrumes le 23/12/2009 à 21h26
    Mmh oui, je comprends ce malaise que tu as eu... ça m'est arrivé aussi... l'impression que mon geste est quasiment insignifiant, juste une mini-solution, une façon de me dédouaner d'un engagement plus fort... mais bon, on fait ce qu'on peut... et comme dirait ma grand-mère, "quand on fait ce qu'on peut, on fait ce qu'on doit."
    Commentaire n°4 posté par coq le 23/12/2009 à 19h40
    "quand on fait ce qu'on peut, on fait ce qu'on doit."
    Que j'aime la phrase de ta grand- mère!!!
    Réponse de fée des agrumes le 23/12/2009 à 21h28
     
    Un texte admirable de retenue et d'attention aux autres.

    Pour avoir dialogué moi aussi avec un de ces "sans-abris" ou gens en logement précaire, je sais moi aussi ce qu'est ce sentiment d'impuissance. On voudrait aider mais on a l'impression de rien pouvoir faire pour ces gens broyés par le système.

    Je n'ai aucune réponse, je ne peux que constater que j'ai éprouvé la même chose que vous...
    Commentaire n°5 posté par Abellion le 24/12/2009 à 10h21
    Nous sommes nombreux à y songer. Finalement, de petites choses en petites choses, mises bout à bout, il est possible d'aller au delà de notre chimérique impuissance.
    Réponse de fée des agrumes le 24/12/2009 à 14h36
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