• C’est dimanche.

    Levée vers 8h, je profite du calme matinal pour perpétuer le rituel du petit déjeuner.

    Prendre les médicaments, un chimique pour laisser dormir la maladie de Devic et une vingtaine de granules homéopathiques pour supporter le premier, réparer la globalité de l’être.

    Laisser bouillir lentement et longtemps l’eau du thé, la laisser reposer pour faire descendre le calcaire

    Vider le lave- vaisselle, mettre les tasses, bols, couverts pour chacun sur la table

    Sortir pains et croissants, les beurres, les pots de Nutella, de confiture et de gelée

    Nourrir le  cochon d’Inde qui couine et demande de l’attention, Rillette est bien difficile et exigeante, une petite bête capricieuse dont le fiston ne peut pas se passer.

     Enfin, m’asseoir et savourer l’éveil du corps, de la vie en écoutant la radio évoquant l’agitation du monde et des hommes.

     

    Je verse mon mélange de thé vert, de pétales de souci et de feuilles d’eucalyptus préparé dans la théière turque : une base pour l’eau directement posée sur le feu, une deuxième par dessus où infusent les herbes, servir l’infusion corsée et allonger avec l’eau bien bouillie et reposée , même principe chez les Russes avec le samovar ; l’eau chaude de la bouilloire versée sur un sachet sera tellement dégoutante après avoir goûté le thé préparé de la sorte, croyez- moi.

    Préparer ma mixture quotidienne aux variations infinies ; sur la base d’un demi yaourt brebis/chèvre + un demi verre de lait de soja, j’y ajoute au gré des saisons et des envies ; ce matin, ce sont du pollen de fleurs des Vosges, des graines de tournesol et de courge, des grains de raisin et des  céréales biologiques. 

    En bonne française, seul peuple à pratiquer ce geste, je trempe la petite brioche dans le thé chaud et déguste chaque bouchée molle.

     

    Dans un autre style, SeN se lève, fait couler un expresso, engloutit son petit pain au chocolat en trois bouchées, range sa vaisselle dans le lave- vaisselle et retourne à ses bricolages audio et télévisuels. Il n’aime ni parler, ni traîner à table.

     

    Je débarrasse ma vaisselle, aère la chambre, ouvre le lit et va embrasser mon fiston qui dort encore. Je commence à réfléchir à la robe de fée d’une petite fille commandée pour Noël par ses parents, en cachette. Je cherche les premières pièces du patron étalée sur le sol de mon atelier, seule table suffisamment grande pour y déployer mes tissus et accessoires de coupe, j’ai mal au dos, je mobilise mon corps dans une véritable gymnastique. Je m’en sortirai de cette maladie, elle ne m’arrête pas. Mon garçon vient me voir. Câlin du matin et franche rigolade sur le bazar omniprésent et envahissant de l’atelier où il n’y a pas une place pour poser quelque chose ou le pied. Slalom entre les œuvres en cours d’élaboration. Puis, il  me parle du dernier Blake et Mortimer qu’il lit ; je n’y comprends pas grand-chose, il est tellement passionné que ma demi-écoute passe inaperçue.  A 10h, il va déjeuner. De quoi et comment ? Je n’en sais rien. Je monte, fais le lit et ferme la fenêtre, prépare ma tenue du jour et descends à la toilette. Envie de jupe en laine, émotion en constatant que les collants pris sont ceux avec des paillettes ; depuis  quand ne les ai-je pas remis ? Ils sont un écho de ma vie d’avant. Je les porte, comme un pied de nez aux aléas des dernières années.

    Je coupe et assemble le premier jupon du costume de fée, « Mince, je n’ai pas la longueur des jambes ! », il faut attendre la mesure pour continuer l’ouvrage. Mon garçon allume l’ordinateur et remplit son lecteur mp3 avec ses morceaux préférés. SeN ferme  sans arrêt les portes pour ne pas être parasité dans ses écoutes par nos musiques qu’il n’aime pas forcément et regarder tranquillement les émissions de voiture du dimanche matin. Fiston profite de mon inattention pour circuler sur le net, bloom, je proteste et demande à voir l’agenda. Il râle, en bon gaulois qu’il est et s’installe sur le tapis à côté de moi. Géographie et math. C’est facile ; il a tellement de curiosité que la multiplicité des lectures lui permet de s’ennuyer à l’école «  parce qu’on y fait toujours la même chose ».   Bientôt midi.

    Je passe en cuisine où je retrouve avec délectation mon émission de radio favorite, La planète bleue, sur Couleur 3 (radio suisse romande). « Génial ! Yves Blanc passe des extraits de l’album qui sort dans les prochains jours ! » Depuis plusieurs jours, j’en guette la disponibilité sur la toile… Je trépigne et ne suis pas déçue par ce que j’en entends.

    Que faire à manger ? Nous n’avons pas cédé à l’instinct grégaire du supermarché samedi après midi, je m’ingénie à trouver quelque chose. J’expérimente encore ce repas là sur une base escalope de poulet et envie de risotto.

    Médicaments, granules  et zou, c’est parti : oignon, ail et riz rond lavé et rincé revenus dans l’huile à la bonne vieille sauteuse en fonte. Curcuma, bicarbonate et sel. La dernière courgette ronde du jardin ? Peau à Rillette, intérieur pour la soupe et chair en cube dans le riz. Du congélateur, je sors le reste de champignons des bois, des petits pois. Hop, dans la sauteuse. Dans une eau légèrement citronnée et salée, je cuis des cœurs d’artichaut. L’eau finie sur le cœur de courgette ronde et les cœurs d’artichaut en cube dans le riz cuit.

    «  Mais ce n’est pas nocif les graines de courgette comme ça ? » demande SeN la bouche pleine de Curly avant de repartir vite fait au salon. J’ironise en moi- même sur l’absurdité des modes alimentaires modernes repensant à l’émission écoutée au matin sur France Inter à propos du goût.

     Escalope grillées à la poêle… et je mange seule après avoir appelé en vain les deux acolytes.  Plongée dans la musique des Young Gods.  Ils arrivent quand j’ai fini. SeN questionne et  renifle le risotto, je ne réponds pas. «  Mais c’est que c’est bon ! » lâche t-il à demi moqueur. J’avais rajouté du jus de citron qui se marie très bien au curcuma, il sort sa mayonnaise achetée, en tube. Fiston se fait prier, ne réagissant qu’au mot de risotto. Il mange sans mot dire puis piqué par je ne sais quelle mouche décide de faire la cage de Rillette. « Vous voulez de la glace ? » propose –je. Pas de réponse. Une boule de chocolat, une de caramel, un peu de crème brûlée, une demi-banane, de la noix de coco. Je déguste tranquillement sans écouter le monologue sur les principes de SeN au sujet de mon garçon. Ce dernier me ramène un tournesol du jardin aux graines toutes blanches, il n’a pas suffisamment mûri celui- là et nourrira les oiseaux cet hiver. Fiston y est très attaché et a posé le cœur de la fleur en plein milieu de la table dehors. Il aime ce jardin bordélique et naturel aux mille surprises de couleur et de petites choses à manger, il aime y nourrir les oiseaux et les petites bêtes. Tout petit jardin ensorcelé. 

    L’habituelle semaine des Guignols sur Canal + « Et dire que dans certains pays, ils iraient direct en prison ! » Je retourne à l’écriture de ce texte  en écoutant Björk, Daby Touré.

    Fiston devant l’écran de l’ordi du salon circule d’un jeu à l’autre, SeN devant sa télé passe d’une chaîne à l’autre, j’écris et soupire sur mon corps qui me joue de si vilains tours. Avant la maladie, je circulais avec mon garçon à travers bois et chemins, en vélo, à pieds, en patins, nous avalions les kilomètres, nous riions dans les airs chauds et froids, par tous les temps, nous filions à la piscine, en visite, aux musées, aux expositions, au cinéma… Depuis la maladie, personne ne l’occupe autrement que par des écrans en le lui reprochant sans cesse, ça me dépasse. Quand rien ne lui est proposé, il me parait insensé et injuste de le réprimander parce qu’il tourne dans la maison.

    Il râle pour les devoirs et finalement, nous passons un bon moment à réfléchir,  à s’interroger, à discuter de choses et d’autres malgré ma vue très faible.

    Il a râlé quand je lui ai proposé de sortir et pourtant, nous avions bien ri en faisant la course avec le fauteuil roulant dans le froid, nous avions bien ri quand le petit tour du quartier a pris un temps fou parce que je devais m’arrêter tous les 50 mètres, traînant avec les béquilles. Nous avions bien ri quand sur un parcours de santé, j’ai dû m’arrêter deux fois en catastrophe pour soulager ma vessie capricieuse. Nous rions toujours quand ma démarche laisse penser que je suis saoule. Aujourd’hui, c’est encore moi qui lui propose une virée à l’extérieur.

    Gonflage des pneus des vélos avec rigolade à propos de Shadocks.. Est- ce qu’il connait seulement ? Finalement, nous partons à pied ramener un sac à sa copine et un tour en forêt. Ça fait plus de deux ans que je n’ai pas tenté.  Je n’arrive pas à atteindre le premier niveau de la colline, je m’assois trois fois et nous avons un fou rire quand je casse une branche où je voulais me poser ; les bûches roulent, je me retrouve le cul par terre. Après la grosse frayeur, nous éclatons de rire au point qu’il se voit obligé de me tirer pour me lever.  Il me guide sur les chemins, évoquant des rituels de purification, chassant le maléfique avec des bâtons, des pierres, des marques sur le sol. Nous discutons du passé, du présent. Nous sommes bien, tranquilles. Il me nettoie les habits des graines, herbes et saletés que je ne peux voir. Nous rentrons en imitant deux ivrognes parce que je titube avec mes jambes affaiblies. Goûter de pomme et tartine de Nutella qu’il a préparé, vision de la Prophétie des grenouilles, magnifique dessin animé au graphisme crayon de couleur où règnent la poésie, la tendresse, la solidarité. A nouveau, nous sommes retranchés dans l’atelier bordélique car nous sommes insupportables dans le salon.

    Médicaments et repas du soir en reste : soupe préparée à midi, restes de nouilles grillées, reste de risotto et salade de tomates, tartines et fromages.

    La soirée se continue devant la télé pour SeN, dans la chambre pour fiston avec des activités secrètes  et  tour sur la toile pour moi avec de la musique du monde. Mon garçon vient faire un câlin du soir, nous discutons avec quelques amis en instantané puis il part dans sa chambre ; je commence à dormir devant l’écran, il est temps de se coucher. Douche et dodo. SeN m’houspille  parce qu’il est tard, il monte en grognant qu’il n’a rien fait de la journée. Ah ?  Je vois de la lumière dans la chambre de mon garçon , dort-il ? Je le trouve avec un livre sur la figure, au milieu de ses piles de bandes dessinées. J’éteins, le borde et il m’effraie, il faisait semblant. Nous discutons quelques minutes, il a l’air heureux, notre promenade et nos petites activités communes lui ont chauffé le cœur, il en a oublié tous les écrans, toutes les tensions. Il met son pyjama, je le saucissonne dans sa couverture,lui en donne une autre, il a froid. Nous concluons qu’il est vraiment extraordinaire que je puisse m’occuper de lui ainsi, à nouveau.

    Je me couche, je suis fatiguée, le sommeil ne vient pas. Je pense.

     

    C’est dimanche, un dimanche comme un autre.

     

    Prise de conscience

     

    Enfermés, isolés dans cette maison, dans ce village.  L’atelier, seule pièce où nous pouvons faire ce que nous voulons, où les obsessions ne s’installent pas…

    Et pourtant, quelle chance de pouvoir revivre ces instants ! Étrange sentiment que je ne me sens pas seule, que la vie n’a jamais été aussi claire et limpide, que je n’ai jamais été aussi libre.

     

    Quand la maladie, le handicap sont là, quand  la mort rôde, ce ne sont pas les aventures extraordinaires devenues moins probables qui manquent, ce sont ces petites choses, ces petits gestes du quotidien devenus impossibles ou pénibles, ces instants de rien partagés avec les êtres aimés.

    Cette liste de banalités est en fait, une liste de victoires formidables dans la marche vers la vie pleine et entière.

    Et oui.

    « Le malpropre, polluer pour s’approprier ? Michel SerreDans mon capharnaüm »

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  • Commentaires

    1
    Lundi 29 Septembre 2008 à 10:37
    mariev
    c'est .. magnifique, l'écriture est fluide, le récit passionnant ...
    c'est reposant
    et cette force de l'évidence qui t'envahit davantage, et à laquelle je m'habitue peu à peu
    et pourtant, le récit n'est pas linéaire : ça pulse et ça dépulse, des petites frustrations, des petites absences apparaissent ici et là, des moments de solitude, de rien ...
    merci   :)

    hey!
    le code que je dois taper pour valider ce commentaire, c'est YEN ... on n'est pas loin de la sérénité totale, hein!  ;)
    2
    Coq
    Lundi 29 Septembre 2008 à 10:45
    Coq
    Je vois exactement ce que tu veux dire, sur ces détails du quotidien que tu chéris. Je n'ai moi-même jamais eu de handicap, mais comme ma petite soeur est trisomique, et donc limitée quelque part (et surtout à cause de la société mal foutue dans laquelle on vit), j'ai peut-être eu très vite conscience que la vie telle qu'on la connaît ne tient qu'à un fil, et qu'on peut tout perdre d'un instant à l'autre.
    C'est pour ça que j'ai développé ma philosophie de vie : être bien, là où je suis, avec les gens avec qui je suis, et profiter de chaque instant, de chaque don de la vie... parce que tout ce qu'on a, en fait, c'est du bonus!
    3
    Coq
    Mardi 30 Septembre 2008 à 16:26
    Coq
    Coucou!
    Je repasse juste faire de la pub pour ma soeur dont j'ai enfin réussi à mettre la vidéo que je voulais sur le blog de boudard...
    voilà voilà ^^
    bises
    4
    troll des forêts
    Mercredi 18 Juillet 2012 à 12:10
    troll des forêts
    Quel beau texte!
    Milles pensées me viennent en le lisant et je me demande, Stéphane le lit-il? (il devrait)
    Certains propos font écho en moi (J'affectionne tout particulièrement le rituel de mon petit déjeuner, mon repas favoris, moi aussi...)
    Des amis viennent d'avoir une petite fille, elle survit attachée à des tubes et je me dis qu'elle chance nous avons d'avoir notre bébé là près de nous maintenant. Je veux savourer tous ces moments entre nous, avec elle.
    bises... :)

    5
    fée des agrumes Profil de fée des agrumes
    Dimanche 11 Août 2013 à 15:04

    A Mariev:

    Bonjour,
    Je corrige de temps en temps mes textes en les relisant sur le blog, des petites touches de styles. En pointillé. Car ils me viennent d'un trait sous le flux d'une intuition, d'une idée fugace. Pulsation d'un coeur. Intérieur extérieur. Solitude dans la matérialité du quotidien, intérieur habité de milliards d'étoiles et de coeurs.

    A Coq:

    1. Et bien oui.
    La vie n'est pas un dû, c'est un cadeau inestimable.
    Cadeau Bonux... 

    2. je l'écoute en t'écrivant. Bonne soirée

    A troll des forêts:

    Bonjour,
    Non, je ne crois pas que Stéphane lise ce blog; il m'a même sommée de ne plus parler de lui ici - l'enfermement dans son système où il a voulu nous embarquer pour y être moins seul- Il s'y croit attaqué sans cesse. Je ne cherche qu'à essayer de comprendre ce qui vaut la peine d'être important et ce qui a besoin d'être lavé. Je ne parle pas de lui, je ne parle que de moi.
    ...
    Oui, la vie est là, dans les petites et les grandes choses, ainsi se révèle l'être. Après tout, ces choses ne sont que ce que j'en fais, le sens que je leur donne. En les offrant à d'autres, je deviens un miroir pour eux également.
    Quelle épreuve pour ces amis! Mon corps s'en glace.
    Vivre pleinement chaque instant avec ta petite famille est cerrtainement  la plus belle des aventures.Instants précieux et fugaces remplissant la vie et créant le lien qui donnent du sens à la vie.
    Avec toute mon affection, je vous embrasse.

     

    6
    fée des agrumes Profil de fée des agrumes
    Dimanche 11 Août 2013 à 15:04

    Je ne sais pas pourquoi, un cafouillage dans les commentaires se perpétue.
    Pour cet article, il y en a qqns dans l'article précédent.
    Moi y'en a pas comprendre.

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