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Autobiographie d’un épouvantail, Boris Cyrulnick.
Ce fut Jacynthe qui m'en parla la première au téléphone alors que nous devisions des symptômes physiques révélateurs d'inconscientes perturbations. Nous l'avions croisé ensemble à cette foire du livre évoquée sur la page qui lui est consacrée, elle en garde un souvenir magique et se dit reconnaissante à mon égard de l'avoir guidée vers lui. Il revient donc très souvent dans nos conversations et cette fois-ci, elle évoqua une intervention à la radio la veille à propos de son dernier ouvrage à paraître. Après avoir étudié les traumas et leurs conséquences, la résilience qui est en tout humain, il s'était intéressé aux bourreaux. Pourquoi et comment les crimes de masse ont- ils pu être commis ? Que ce soit au Rwanda, en Allemagne, ailleurs, comment des personnes tout à fait normales, souvent cultivées et adorables parents peuvent- elles devenir des assassins de masse si monstrueux, des complices de la barbarie absolue ? Intriguée, je commandai le livre fraîchement paru dans la foulée.
J'y retrouvai son style clair et pédagogique qui permet de comprendre des théories psychiatriques et neurologiques complexes, son humanisme vivifiant et empli de bonté, son humour, ses émotions et ses envolées sur l'humain, ses connaissances pointues, ses études, ses recherches à travers le monde. J'avoue pourtant avoir eu quelques difficultés à trouver un fil directeur, livre qui me semble plus zigzag que linéaire puisqu'il y réfléchit tant sur les tortionnaires que sur les victimes, beaucoup sur les enfants, sur les schémas et mythes qui régissent la diversité humaine, les réactions multiples que choisissent ceux qui sont confrontés à des situations aléatoires. Comme il le dit, les discours logiques et limpides sont rassurants et endorment la pensée alors que la vie est un trouble constant aux variations aléatoires.
Il évoque régulièrement l'importance du lien à l'autre, qu'il soit individu, famille groupe ou nation, comment le contexte familial, culturel structure nos pensées et nos choix de vie et surtout comment il détruit ou soutient ses victimes rescapées.
Il analyse les comportements divers face aux catastrophes naturelles, les adaptations observées dont les plus éclatantes au premier abord sont couvent les plus toxiques parce qu'elles empêchent la véritable résilience, processus qui a des stades à traverser pour être effective, l'irrationalité des hommes à vouloir expliquer l'inexplicable en trouvant des boucs émissaires avec des raisonnements complètement aberrants.
Il déshabille la perversité des relations quand l'autre devient rien, n'existe plus. Ainsi, les terroristes islamistes, les nazis commettent les pires atrocités avec l'exaltation amoureuse envers un chef qui illumine leurs vies mornes et insipides. De même, insidieusement, la technologie flatte les narcissismes par les écrans qui absorbent l'autre et ne renvoie que l'image de celui qui le regarde avec une force encore jamais égalée. Cette perversité contextuelle qui n'a rien à voir avec la perversité développementale est implacable et conduit les humains à des extrémités insensées.
Il décortique également les mécanismes du confort rassurant des pensées et discours pré mâchés, la sécurité psychique donnée par l'alignement sur le comportement de la masse alors que le fait de penser et faire autrement, à contre courant créée une tension forte avec production de certaines hormones du cerveau. Agir différemment est fatigant et stressant, génère un inconfort, donc, la majorité des humains deviennent des moutons et des perroquets de Panurge se rassurant les uns les autres avec des délires raisonnés et logiques. Le discours et l'histoire qui s'écrivent après les événements ne sont jamais dénués de significations et oblitèrent le cheminement de chacun de manières étonnamment diverses. Un récit conduit à se sentir coupable chez l'un, fort et puissant chez l'autre, honteux pour lui, miraculeux pour elle alors qu'ils ont traversé les mêmes circonstances. Il y a autant d'histoires qu'il y a de ressentis et autant de discours qui vont détruire ou accompagner dans la résilience les survivants ou leurs descendants.
Enfin, il parle des enfants cachés. Qu'ils aient été juifs, rwandais, enfants nés d'une union avec l' « ennemi », enfants de dignitaires nazis ou de collabo, les parcours sont tortueux, complètement dépendants de ce que l'entourage dit d'eux, de ce qui leur est donné ou non affectivement, avant, pendant, et après le trauma. Les événements détruisent ou non, reconstruisent ou non la représentation de soi, ils la transforment inévitablement.
Il expose les stratégies mises en place à travers le monde par les enfants livrés à eux- même, spontanément et dont la réussite résiliente tient à un encadrement affectif et culturel primordial ; sans amour, sans sens, sans mot, sans culture, ils tombent dans l'errance totale, fantômes d'humains aux multiples tares développementales. Et puis, donnez-leur un lien affectif, une explication, un récit, une structure sécure et ils rattraperont ce qu'ils n'ont pu acquérir.
Pareillement, il démontre comment les idées sur l'adoption sont complètement liées aux fantasmes de ceux qui les disent. J'aime en particulier quand il démolit les mythes sur la famille soit- disant tellement exemplaire qu'est la famille traditionnelle au couple immuable et ses enfants naturels. L'histoire des humains est marquée depuis la nuit des temps par la mort précoce des parents : ainsi, par exemple, après la guerre de 14, il y a moins d'un siècle, un enfant sur deux était élevé par d'autres que ses parents biologiques. Selon la culture, le discours ambiant, le vécu des individus, l'adoption a des sens diamétralement opposés ; la société japonaise basée sur la hiérarchie familiale considère les orphelins comme quantité négligeable, le don d'enfants chez tel peuple est un acte d'amour et un cadeau béni des dieux pour la famille accueillant l'enfant... Il expose les cheminements psychiques des adoptants et des adoptés, de ce que l'adoption devient dans les pensées individuelles et sociales parce que finalement, l'adoption est toujours un bienfait malgré tout ce qu'on en dit.
Ainsi, nous sommes des êtres irrationnels raisonnant le monde dans des délires individuels ou collectifs, occupés à donner du sens à l'inexplicable et de ces fonctionnements, naissent des épouvantails.
« Un épouvantail, lui, s'applique à ne pas penser, c'est trop douloureux de bâtir un monde intime rempli de représentations atroces. On souffre moins quand on a du bois à la place du cœur et de la paille sous le chapeau. Mais il suffit qu'un épouvantail rencontre un homme vivant qui lui insuffle une âme, pour qu'il soit de nouveau tenté par la douleur de vivre.
Mais tout est à repenser. Quand le réel est fou, la parole est incertaine. Le monde qui revient en lui ne sera supportable qu'à condition d'être métamorphosé. La poésie, le théâtre ou la philosophie en feront une représentation tolérable. La rage de comprendre se transforme en plaisir d'explorer, la nécessité de fouiller l'enfer pour y trouver un coin de paradis se mue en aptitude à rencontrer des insuffleurs d'âmes.
Alors l'épouvantail se remet à parler et parfois même à écrire sa chimère autobiographique. »
A nouveau, mon ami Boris me conforte dans l'idée que nous sommes tous inter reliés, que nous sommes tous responsables les uns des autres, que la culture et ses « inutilités improductives » sont nécessaires, vitales à l'humanité autant que de boire et se nourrir ou dormir, que nous avons tous le droit et le devoir de réfléchir, d'être critique, aussi cher que cela puisse nous coûter.
A nouveau, je compatis pour les travers humains et je nourris ma foi en l'humain VIVANT.
Merci encore Boris.
Ps : tout ce ceci n'est que personnel et partial, c'est mon ensorcellement du monde et ma curiosité s'impatiente de lire ce que vous en aurez lu.
Tags : enfant, humains, monde, lire, soi
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Commentaires
1AbellionVendredi 20 Février 2009 à 15:28Répondre
bien sûr, il me donne envie de lire ce livre là (que je n'ai pas lu, mais comme j'en ai lu un certain nombre de cet auteur, je retrouve malgré tout certains de ses fondamentaux)
très important de resituer toujours le ressenti des personnes
la réalité, ou la vérité n'existe pas en tant que telle, mais seulement au travers du prisme de notre propre vision du monde, et selon quelles lunettes on a chaussé
il est très intéressant de comprendre les messages alliés de la biologie, et de l'archaïsme dans nos comportements
je développais dernièrement cet aspect de l'archaïsme dans un commentaire sur un billet chez Coumarine qui évoquait les places homme-femme dans la société sous l'angle dominant-dominé
et je resituais qu'elle est bien plus forte qu'on ne le croit l'ancienne loi d'assurer quoi qu'il arrive la survie du clan
et c'est bien parce que cela fait partie de l'humain, que l'Histoire est jonchée de récits d'inhumanité
et c'est très souvent parce que la personne répond à son besoin d'appartenance à un groupe qu'elle commet les pires horreurs
la notion de place à l'intérieur d'un territoire est en cela fondamental
je suis en phase avec Cyrulnik lorsqu'il développe que notre rôle est de faire lien, quelque soit notre place : parents, amis, citoyens, etc....
à notre petit niveau, et dans ce type de réseau d'internet, nous assurons aussi en partie ce rôle par la mise en réflexionA Abellion:
Et oui... Sachez seulement que je suis partiale à son sujet, il m'a conquise il y a trop longtemps.Réponse de fée des agrumes le 20/02/2009 à 15h55A Tisseuse:Bonjour Tisseuse,
Un commentaire des plus riches qui, je l'espère, n'est que le début d'une collaboration fructeuse!
il me semble que nous avons beaucoup à partager.
Réponse de fée des agrumes le 01/03/2009 à 12h13
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