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La chair de la langue.
J’aime mon travail, mon métier malgré l’ingratitude et la non- reconnaissance décrétées par les valeurs régissant les représentations de réussite contemporaines.
Je l’aime parce qu’il est à l’image de mes valeurs humanistes ; de là à savoir s’il l’est fondamentalement ou si je le construis ainsi, je ne saurais le dire précisément ; c’est en tout cas une histoire d’engagement, celui d’une troupe quasi militante silencieuse néanmoins active.
Je l’aime pour les rencontres que j’y fais, la chaleur qui y règne, la richesse des échanges.
Je l’aime parce qu’il nourrit également ma curiosité infinie à l’égard du monde tant sur le plan humain, émotionnel, sensitif que sur le plan intellectuel.
Je suis enseignante dans la formation continue.
Le champ des matières, des niveaux que j’aborde est si vaste que je ne rentre pas dans le détail aujourd’hui. J’aborde simplement la question des préparations aux différents concours, notamment ceux des écoles type aide- soignant, infirmier, éducateur, etc. Régulièrement, par ce biais, j’étudie avec les stagiaires (non des élèves, ce n’est pas l’école) des textes, des documents touchant aux sphères médico- sociales. Hormis les thèmes classiques aux questions habituelles, il arrive de temps en temps que les sujets révèlent des trésors dans l’absolu. Il y a peu, j’ai eu l’immense joie de découvrir celui- ci donné à un concours d’entrée d’école d’éducateur:
Il y avait autrefois un roi riche et puissant et une reine qui était maigre, pâle et triste. Elle n’avait aucun appétit ni pour la nourriture, ni pour la vie. Le roi observait sa reine et ne savait pas comment lui redonner les rondeurs qu’elle avait eues quelques années auparavant.
Un jour, le roi regarde par la fenêtre de son palais, quand il voit passer dans son jardin une femme qui respire la santé, une femme bien ronde et bien plantée, une femme au corps généreux et au regard radieux. C’est la femme du jardinier ! Il est abasourdi. Sa femme a lui a tout ce dont elle peut rêver, tout ce qu’une femme peut souhaiter et elle est maigre comme un clou rouillé. Le jardinier lui, n’a pas de quoi se nourrir tous les jours et il a une femme opulente.
Le roi sort de chez lui et va trouver le jardinier :
- Ta femme est resplendissante, la mienne est souffrante, dis- moi, de quoi la nourris- tu ?
- Moi, répondit le jardinier, je nourris ma femme tous les jours avec la chair de la langue.
- C’est tout ?
- Oui, c’est tout.
Le roi rentre précipitamment chez lui et va trouver son cuisinier :
- Tu vas me préparer un banquet avec les langues de toutes sortes, assaisonnées de toutes les manières possibles. Je veux une palette de saveurs qui soit digne des palais les plus exigeants.
Le lendemain, les tables sont recouvertes de toutes sortes de plats avec des langues de bœuf, de veau, des langues de moutons, de lapins, d’alouette, de moineau et d’aigrette. Des langues grillées, mijotées, rôties, farcies, bouilles et puis toutes sortes de sauces avec des épices du monde entier.
Le roi va chercher la reine et l’accompagne, fier de lui, jusque dans la salle à manger. Il l’invite à se servir. La malheureuse voit toutes ces langues baigner dans des jus de couleurs étranges, elle a mal au cœur. Elle regagne immédiatement sa chambre.
Le roi est dépité. Il va de nouveau trouver le jardinier et lui dit :
- Tu vas prendre ma femme chez toi pendant six mois et la tienne viendra vivre au palais !
Les désirs des rois sont des ordres. Dès le lendemain, l’échange est fait.
Il en faut du temps dans la vie… dans les contes, il suffit de deux mots. Voilà les six mois qui viennent de s’écouler.
La reine revient au palais resplendissante. Elle est toute ronde et rit à la vie. La femme du jardinier, quant à elle, a dépéri. Elle est maigre et grise, son teint est blafard et son visage ne sait plus sourire.
Le roi, qui ne comprend plus rien, demande aux femmes de s’expliquer.
- Quand mon mari rentre le soir, dit la femme du jardinier, il est de bonne humeur. Qu’il ait de quoi acheter à manger ou pas, il me raconte sa journée ; les fleurs qui ont éclos, les arbustes qui ont poussé, les fruits qui se sont épanouis, la pleine lune dans la nuit. Quand il a fini, il joue de la musique et il chante puis me raconter des histoires, me récite de la poésie et les soirées avec lui prennent la saveur d’un paradis.
- Oui, renchérit la reine. Il a toujours une belle histoire ou une parole douce à offrir et cela embellit la vie. Il donne le meilleur de lui- même, la chair de la langue.
Nul ne sait si le roi a vraiment compris.
Certains disent que ce jour- là, les deux femmes ont choisi de vivre avec le jardinier. D’autres plus optimistes racontent que le roi s’est mis à raconter de beaux récits… et que sa femme a vécu le restant de ses jours épanouie.
(Extraits de Contes curieux des quatre coins du monde, choisis, traduits et racontés par Praline GAY-PARA, Actes Sud, 2007)
Pensées spéciales pour mon ami Boris.
Tags : femme, roi, langue, jardinier,
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Commentaires
Commentaires
Je crois bien que j'ai rencontré un jardinier, c'est pourquoi je suis si bien dans ma vie en ce moment...
Que demander de plus?
Joli ce ptit conte, qui me rappelle ceux "pour rire et pour pleurer".
merci
Nous sommes des êtres de paroles...
Comme Annie, je crois que je suis avec un jardinier !
C'est génial, en tout cas, que tu aimes autant ton métier... Il en faut, des passionné(e)s comme toi !
Biz
Merveilleux cadeau, n'est- ce pas?
A propos de mon travail, mon amie Idil aurait tellement aimé me filmer tant je lui paraissais incroyable.
Ma plus belle récompense, je la reçois des stagiaires: les visages qui s'iillument, les noeuds qui se défont doucement, la joie de vivre, rire et partager... des années après, je les retrouve avec le même sourire, les bras qui s'ouvrent, ... brrr, c'est tellement beau.
Très joli conte
Africain... jardinier ou magicien peu importe la dénomination, n'est- ce pas?
Permets que je te l'emprunte, c'est un beau conte d'introduction, pour lancer une série d'histoires.
Pas de problème!
Ce sera sur ton blog dis?