-
De la voiture. 2.
La réflexion autour du déplacement est présente chez moi depuis belle lurette, à vrai dire depuis l'enfance et j'ai ( eu) quelques idées devenues réalités ou en voie de le devenir, certaines remarques encore inaudibles par beaucoup. Avec la fragilité économique puis la maladie, le handicap, elle prit d'autres ampleurs et je pose régulièrement la question de manière très concrète d'une vie sans voiture.
Les transports en commun dans le secteur sont pauvres. Depuis des années, je demande une station d'autopartage en vain. L'ambiance globale ne s'y prête guère, l'étalement urbain, les mouvements pendulaires et l'argent de la Suisse conduisent à l'omniprésence de la voiture associée de plus, souvent à un signe extérieur de richesse. Les nouvelles constructions ont une partie garage/ stationnement aussi grande que la partie habitation ( voire plus ) entre la voiture de monsieur, la voiture de madame, les voitures des grands enfants, la voiture du dimanche et les autres véhicules à moteur. Aberrant. J'évoque à peine le concours de la plus grosse berline ou du 4X4 qu'il s'agit de ne surtout pas salir, le grignotage des terres agricoles pour construire des routes toujours plus grandes, plus larges afin de contourner les communes- dortoirs bourrées de véhicules diesel. Je mesure particulièrement l'absurdité de ces choix avec les années de paralysie et de mal- voyance pendant lesquels je vécus un enfermement abominable du fait de ne plus pouvoir me déplacer avec en prime, un SeN rechignant à me sortir ne serait-ce que de la maison. Dès que je vis à nouveau, je mis les voiles de ce village reculé et de cette vie sans perspective; depuis, je refuse d'habiter dans un lieu où la voiture est absolument indispensable aux tâches élémentaires du quotidien. Je m'installe donc au plus près de mon lieu de travail, des commerces, pharmacie, médecin, d'une gare et de bus au cas où ma voiture ou ma vue lâcherait... dans la mesure des possibilités offertes par les lieux ( trouver un logement accessible est très loin d'être facile, je le répète). D'emblée, pour les bricoles, je fais au maximum à pied trimbalant mon chariot à roulettes raccommodé de partout en cas de charges volumineuses, refusant catégoriquement la voiture pour la pharmacie, le médecin, la Poste, les services de proximité. Si j'ai à me déplacer plus loin, je rationalise: je ne me déplace pas avec un seul objectif, je cumule sans oublier que la moindre occasion de covoiturage est saisie.
Il y a trois- quatre ans, le moteur de la pétrolette était à changer car des fuites d'huile n'offraient pas d'alternative. Aucun garagiste ne l'aurait fait, la voiture étant trop vieille, l'opération trop coûteuse. Une bonne âme se chargea d'en trouver un d'occasion et de me le changer pour une somme non négligeable, néanmoins supportable. Nous fûmes donc sans voiture pendant plusieurs mois. J'avais le taxi pour le travail ( pris en charge par l'employeur dans le cadre de l'aménagement du poste), le vélo ou les pieds pour le reste. Au pire, je prenais le train avec le vélo car les déplacements jusqu'à la gare et de la gare au lieu de rendez- vous posaient problème à mes jambes et vessie capricieuses; j'ai beaucoup covoituré également dès que possible. C'était d’un compliqué! Je virevoltai avec plus ou moins de réussite. La tentative de vol en septembre 2014 me renvoya à cette danse périlleuse complexifiée en raison de la fin du taxi. En effet, depuis juillet 2014, économie oblige, le Rectorat ne le prend plus en charge, j'ai donc à me débrouiller. J'envisageais naturellement le vélo. Cependant, la dernière tentative s'avéra malheureuse vu que je tombai de côté provoquant une onde de choc importante dans le corps et des blessures aux douleurs lancinantes. Avec mes soucis d'équilibre, chargée, ce n'est pas facile. Que dire alors quand je n'ai pas de force ou d'énergie? Qu'il pleut? Qu'il fait nuit? Cette chute freina mes intentions premières. Lorsque je voulus m'y réessayer, je constatais un pneu arrière dégonflé. Pleine de bonne volonté, je sortis la pompe et finis par tout ramener au garage, l'embout de la pompe ne correspondant pas à celui de la chambre à air. J'avoue, j'ai la flemme de m'y remettre. J'avais également regardé les solutions pour aller travailler à dix kilomètres sans voiture. Le vélo signifiait passer sur une route chargée, à travers bois tout en trimbalant du matériel dans les sacoches arrière, je laissai vite tomber. Je regardai les lignes de bus parcourant la région. Ils passent devant chez nous quotidiennement souvent vides. Deux demi- journées par semaine, cela me parut jouable… à condition de partir quarante- cinq minutes avant de commencer et d'attraper le premier tout de suite la tâche accomplie sinon, c'est attendre une bonne heure pour le suivant, sans aborder la question du matériel à trimballer à bout de bras. Je regardai aussi comment me rendre aux réunions mensuelles à la maison- mère: entre pieds, bus, trains, 4h45 sont nécessaires pour effectuer 40 km, aller simple. Je laissai tomber pour évaluer le retour. Les sorties, visites aux amis, famille et connaissances alentour ne furent pas abordées, c'était véritablement trop compliqué et contraignant. Renoncer à la voiture, c'est renoncer à tout un pan de vie sociale. Par chance, ma mère me prêta sa voiture le temps de récupérer la mienne.
A partir de décembre 2014, mon emploi du temps changea, je n'ai plus à aller à dix kilomètres, désormais, je travaille dans la ville où j'habite. Avec la fatigue et la récupération de la voiture opérationnelle, je fis souvent les petits déplacements à moteur tout en me disant que c'était vraiment débile. Quand la force est là, j’y vais à pied et notamment quand la météo est clémente. C'est riche d'enseignement. Non seulement je fais les allées et retours d'une bonne marche ( si vessie ne s'en mêle pas) mais en plus, je ne suis pas entravée dans mes déplacements entre le bureau, les élèves et la photocopieuse, mes tâches d'enseignement. Je constate joyeusement les bienfaits d'avoir pris l’air, dérouillé le corps. S'y ajoutent le chant de la rivière, des oiseaux ou de la pluie sur mon super parapluie multicolore, les odeurs des arbres, des fleurs, la vue des jardins, les rencontres, la présence en solitaire aux mouvements du corps. En ces circonstances, je vis la grâce.
J’ai la chance de pouvoir marcher, avec la paraplégie, ce serait pire: le logement soit- disant accessible ajouterait des difficultés aux tâches quotidiennes basiques, je pourrais à peine dépasser, avec de la chance et de l’aide le bout du chemin et même si j’avais un véhicule adapté, je n’arriverais pas seule à y accéder en raison des portes, du manque de place sur l’aire de stationnement. La ville, quant à elle est quasi impraticable entre une géographie en colline, des trottoirs aléatoires, une grosse circulation. Les bus sont inaccessibles, la gare assez loin pour épuiser des petits bras pas musclés en fauteuil basique avant d'être arrivée. J’en passe sur l’hypocrisie générale autour du handicap...
Au delà des limitations physiques, il y a la problématique financière qui concerne encore plus de monde. Qu’en est- il de ceux qui ne peuvent passer le permis de conduire, posséder un véhicule et l’entretenir? Comment envisager le ravitaillement, l’accès à l’emploi, aux formations, à la vie sociale dans des zones devenues dortoirs où chacun s’enferme derrière ses murs, où les lieux de vie communs disparaissent, où les voisins ne se connaissent pas?
Ma vieille pétrolette me laisse dans le plus grand flou concernant sa durée de vie et je n’ai pas assez de revenu pour en racheter une autre, qui plus est, au regard de ma situation, je n'ai pas accès au crédit ( je précise que je déteste l'idée de s'endetter pour une voiture car c’est un gouffre financier où tout n'est que perte et frais sans bénéfice en plus d'une aberration quant à son impact sur l'organisation globale de nos sociétés, de nos espaces). Titillée par ce fait, je me suis dit qu'il devait bien y avoir une possibilité quelque part, que des changements de mentalités sont en œuvre depuis quelques années alors, volontaire et confiante en l'humanité, j'ai benoîtement entré «voiture solidaire» sur un moteur de recherche. Apparurent les Autos du cœur. C'est une solution en cas de guimbarde envolée certes, elle ne m'est pas moins qu'un pansement temporaire dans un système global insensé, absurde, destructeur.
La conclusion n'est guère glorieuse. Dans l'organisation globale actuelle, là où je suis, sans voiture, je me retrouve fortement entravée voire bloquée, exclue en raison de mes soucis de santé et de revenus. En l’écrivant, je pense à toutes ces personnes âgées, malades croisées dans le taxi- ambulance coincées dans un village reculé où il n’y a plus rien, avec une maison à entretenir, le premier médecin à des kilomètres, la gêne de demander de l’aide à une famille toujours très occupée. Ah ça oui, j’en ai entendu des histoires alors que nous avions des heures de route pour une demi- heure de rendez- vous à l'hôpital.
Tout au bout de ces réflexions, le plus désolant à mes yeux est qu'alors que je suis invalide à plus de 80%, que j'ai des contraintes physiques notoires pour me déplacer, je me pose toutes ces questions véritablement, sérieusement quand tant d'autres n'ayant aucune limitation physique utilisent leur voiture pour des déplacement de rien sans y réfléchir aucunement. J'en reste coite, parfois sidérée.
Quand je dis que je n'ai pas la télévision, beaucoup sont interpellés, étonnés, surpris. Quand je parle de cette foutue voiture insensée, beaucoup se rebiffent en criant que sans voiture, ils ne pourraient pas vivre vu qu'il n'y a pas d'autres solutions pour travailler, gérer sa vie quotidienne, faire les courses, participer à des activités, visiter, etc. Je les invite simplement à envisager la question sous un autre angle: oui, c'est vrai, dans un système global organisé autour de la voiture individuelle comme c'est le cas aujourd'hui, nous ne pouvons pas vivre sans voiture ou alors dans une telle difficulté que cela en devient effrayant mais si nous décidons d'organiser le système autrement, avec, par exemple, une économie plus locale, une organisation des services, des emplois, de l'administration, des relations différente, la voiture n'est plus nécessaire.
Veulent- ils seulement mesurer l'impact de la voiture individuelle dans l'organisation globale de notre système? Pas quand cette démarche génère la peur de perdre.. ce qui est possédé, connu, habituel.
Bêtement, l'existence des Autos du cœur me rassure tout comme ce réseau d'entraide que je côtoie depuis quelques années où ces réparateurs me sauvent régulièrement la mise ( sans eux, il y a longtemps que je n’aurais plus de voiture) et les changements petit à petit des comportements, des mentalités malgré ces zones où les circonstances aveuglent par excès d'argent ou de misère.
La voiture est une impasse, le reflet d'une idéologie du profit immédiat aveugle et égoïste. Nourrissons d'autres espérances, la vie mérite tellement mieux.
-
Commentaires