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Audio-vision. Printemps 2007.
Ma vue était très basse, j’avais énormément de difficultés à différencier les couleurs, les contrastes faibles m’échappaient totalement, la télévision était devenue logiquement un spectacle exclusivement sonore d’autant que les lumières vives m’incommodaient. Je lui accorde peu de place depuis très longtemps hormis des programmes ciblés, choisis à l’avance, aussi, me fut-il aisé de l’oublier en ces heures d’aveuglement.
Alors que j’’étais occupée à quelques babioles, mon fiston fut pris d’une envie subite de regarder un film avec moi. Malgré mon peu d’enthousiasme, il mit la cassette de l’âge de glace dans la petite télé portative du travail. Je ne vis absolument rien d’autre qu’une lumière blanche criarde. Fiston n’avait guère besoin de décrire, je le connaissais pour l’avoir vu avant la perte de la vue. Mon attention ne se porta vaguement que sur les sons et les voix ; ce ne fut pas réellement une partie de plaisir et je le lui dis, simplement.
Plus tard, il reçut le coffret Kirikou dont nous ne connaissions pas le deuxième volet, celui avec les bêtes sauvages ; évidemment, tout excité, il voulut le regarder avec moi, là dans la foulée. Je ne dis rien, laissant la place à son enthousiasme, détachée d’emblée à l’idée de n’en rien voir. Il chercha un lecteur dans le salon, installa le tout non loin de moi, expliquant ce qu’il faisait ou voulait que sais-je ? ( Quand il commence, il tourne à haut débit) Ma tête était ailleurs, je l’entendais farfouiller dans le menu du disque avec la télécommande détaillant son processus :
« Bon, attends … Choix des langues… Humm, voilà, c’est bon… Maman, j’ai mis la version en audio vision comme ça tu pourras en profiter. »
C’était tellement naturel, j’en restai ébahie : comment ce petit bonhomme d’à peine 10 ans avait- il pu de lui- même prendre pareille initiative quand tant d’adultes alentour fuyaient mes handicaps ? Mon cœur et mon âme en furent inondés de reconnaissance. Quelle délectation de suivre l’évolution des personnages guidée par la voix du narrateur décrivant les situations ! Nous pûmes rire, discuter de certains passages ensemble, le partage fut complet, c’était magique ; à aucun moment il ne se plaignit du supplément de voix. En outre, quand ma vue le permit, je le visionnai ultérieurement, enchantée de constater que je vivais l’aventure pareillement, qu’il fut écouté ou regardé.
Enthousiasmés par cette expérience, nous voulûmes en regarder d’autres, au gré des envies et circonstances. Stupéfaits, nous découvrîmes que cette option était rare ; la frustration se répéta à plusieurs reprises. Je ne me souviens finalement que de Kirikou et d’Un long dimanche de fiançailles de Genet où le charme opéra à l’identique. Me vinrent des questions qui, par leur simple formulation, sont agaçantes :
Pourquoi les audio- visions ne sont-elles pas sur tous les dvd ?
Qu’existe-t-il dans les cinémas et spectacles pour les déficients visuels ?
Je farfouillai sur la toile les lieux culturels accessibles aux personnes handicapées, les possibilités offertes selon les handicaps… et fus agacée par la petitesse des activités concrètes proposées. Il règne une hypocrisie généralisée autour du handicap, c’est évident cependant, ce qui m’agace le plus, c’est le déni. Le déni de ceux qui, confrontés à leurs peurs enferment leur proche malade ou handicapé dans leurs impossibilités. Parce qu’ils ne peuvent supporter l’idée de perdre leurs propres fonctions, ils fuient devant l’adversité, les bras ballants, incapables seulement de chercher des solutions concrètes. Ils n’ont de place que pour eux- mêmes. Pourquoi faire ? Comment faire ? Il n’y a pas de solutions pour ceux- là. En ce qui me concerne, j’ai été confrontée à ces blocages longuement, durement.
Dans la souffrance physique et la perte de mon autonomie, je me suis retrouvée prisonnière, otage des peurs des autres. S’ils souffraient psychiquement, je souffrais et physiquement et moralement. Tant que je ne voyais pas d’issue à ma chute inexorable, je supportais en silence ces épreuves, ma disparition rapide en solution radicale aux désagréments engendrés par mon état. Pourquoi faire de lourds aménagements pour améliorer ma courte fin de vie ? Cela n’avait pas de sens à mes yeux en ces instants. « Souffrir et mourir, pfuit, tout s’effacera plus vite pour eux ». Quand les traitements me permirent d’envisager l’avenir, quand je mesurai les bienfaits d’une prise en charge adaptée grâce à mon séjour à l’hôpital, vinrent la colère et la révolte. Je repris possession de mon quotidien, luttai pour retrouver mon autonomie, je ne voyais nulle autre alternative que de lutter en moi pour dépasser les frontières imposées par les autres. Puisqu’il leur était impossible de se bouger, je me bougeai moi. J’ai pourtant de la chance, les traitements permettent de contenir la maladie, je récupère mes fonctions, peu à peu, plus ou moins. Quel calvaire vivent ceux qui n’ont pas ces possibilités ? Qu’advient –il d’eux quand l’entourage fuit et dénie?
Dans de telles situations, l’handicap ne se double t-il pas du handicap des autres ? Refuser les adaptations, les aménagements ne sont- il pas des maltraitances sournoises, insidieuses par ignorance, négligence, négation des besoins de l’autre malade et/ou handicapé ?
Il est certain que dorénavant, tant que je le pourrai, je ne tairai plus mes besoins, je demanderai à ce qu’ils soient entendus et reconnus. Les souffrances de la maladie sont amplement suffisantes, je n’ai pas à y ajouter celles issues des peurs, angoisses d’autres. En tout cas, je suis ravie d’avoir un garçon qui m’a permis de partager Kirikou et les bêtes sauvages malgré mes incapacités physiques. Ce sale gosse s’adapte, mobilise son empathie naïvement, spontanément, naturellement. Grâce à lui, j’ai vécu une expérience enrichissante qui, à son récit, en prime, aujourd’hui, me permet de comprendre énormément d’impressions vagues qui me dérangeaient depuis des années.
Merci mon bonhomme.
Tags : fut, moi, malade, handicap, j’ai
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Commentaires
Commentaires
Tout cela devient clair comme de l'eau de roche seulement quand on y est confronté soi-même, n'est-ce pas ...
En effet, je ne me souviens pas de beaucoup de dvd proposant cette "option" (guillemets volontaires) dans tous ceux que j'ai pu regarder récemment.
Mais, en effet aussi ... ce qui me frappe ici, c'est bien la spontanéité de Fiston, et le fait qu'il n'en ai éprouvé nulle gêne pendant qu'il regardait avec toi. Là ... bravo! :D
C'est vraiment bien fait, alors? Je me suis posé la question quand ils en ont parlé récemment (où ça? Bé ... à la télé, hin, hin ...).
Maintenant, j'ai quand même une pensée embryonnaire après t'avoir lue. On ne peut passer ses journées à anticiper et deviner QUI sont tous ces autres que nous allons croiser / rencontrer dans la journée (autiste? raciste? phobique? sourd? aveugle ou malvoyant? dyslexique? marié heureux? marié pas heureux? celibataire? en deuil? homo? hétéro? .... la liste est longue, de toutes ces choses, importantes ou futiles, qui font de nous ce que nous sommes à l'heure H et au point G (pardon, lol!!)) ... Si croiser devient rencontrer, l'adaptation commence. Si rencontre devient échanger, donner et recevoir, l'adaptation de part et d'autre continue. Difficile finalement d'en vouloir à ceux qui ne "pensent" pas à ces différences.
En revanche, les personnes confrontées à ce qui les différencie de manière nette et handicapante des autres, sont appelées à, obligées d'y réfléchir. C'est souvent d'elles que naissent des innovations, des idées, des changements. De leurs besoins. Des besoins dont les autres, nous, n'ont pas forcément conscience.
Je me pose vraiment des questions au sujet du handicap ; chaque année, qui apporte son lot de dyslexiques / disorthographiques / disphasiques pour lesquels nous n'avons toujours aucune formation, si peu d'explications quant à leur handicap et leurs besoins / et cette année, avec des Auxiliaires de Vie Scolaire accompagnant des élèves en grande difficulté, en classe. Nous, les enseignants, amenés à dispenser un savoir basé sur une manière assez figée de transmettre (oral/écrit/grammaire/dates/...), restons assez démunis face à ces enfants dont on ne nous a quasiment rien dit et dont nous ne connaissons ni le mode d'appréhension du monde, ni les besoins.
C'est embryonnaire, et donc confus, j'avais prévenu
Reste cette chaude lumière apportée par ton fils. Je vous embrasse :)
Le questionnement qui te traverse est évident à la lecture de ton commentaire.
A mon tour, en le lisant, me viennent qq pensées plus ou moins fugaces. Pour moi, finalement, il n'y a pas grande différence entre la situation du quotidien aux rencontres impromptues et ces élèves croisés dans le cadre professionnel; c'est ce que Pierre Rabhi appelle le changement de paradigme je crois. Ces diverses situations parlent de la place accordée à soi,à l'autre, à la relation elle- même. Quand chacun est respecté fondamentalement, bien des questions ne se posent pas. Il n'est pas question de mettre des étiquettes sur chacun, il s'agit de prendre l'instant tel qu'il est, de s'y adapter pour que la relation à l'autre se déroule tranquillement, dans ses mouvements essentiels et non "techniques".
Par ailleurs, ce qui sert à quelques uns peut se révéler bon pour tous, comme ces aménagements pour handicapés utiles aux blessés, femmes enceintes, accidentés temporaires de la vie.
J'aimerais trouver un exemple concret pour évoquer cette place accordée à tous, un truc qui se met en place l'air de rien, sans soulever de questions particulières dans le quotidien alors qu'il permet de dissoudre des difficultés à tel ou tel cas particulier. Pour les DVD, par exemple, il y a bien les sous -titres, un tas de langues improbables, des options de sons et autres gadgets, pourquoi n'y aurait-il pas les versions audio- visions? Dans les GPS, il y a la version visuelle, la version audio automatiquement avec choix de langue et de voix, qui se pose la question de leur utilité? Nous choississons selon nos goûts et besoins, c'est tout.
bref, le sujet est vaste et ne me vient rien de très pertinent... c'est que vraiment, je crois, qu'il est important de changer de paradigme.
En boutade, quid d'une école si normative et figée? Dans d'autres systèmes, il existe des approches totalement différentes avec des résultats bien meilleurs. C'est véritablement un changement de paradigme dont nous avons besoin.
Bizzzz
Avec le recul, on fait le tri: ceux qui refusent de nous voir comme nous sommes, pas la peine de les fréquenter. Pour ceux qui nous acceptent intégralement, nous avons à offrir beaucoup et plus: notre Sagesse durement acquise et expérimentée!
Beau et chaleureux week-end!
Voilà pourquoi j'ai pris certaines décisions radicales!
Chère Annie, ta clairvoyance est une joie toujours renouvelée pour moi. Merci!!
Mes "étiquettes" , je les ai mises un peu exprès : pour dire qu'il y a autant de rencontres et de différences qu'il y a d'individus à croiser / rencontrer chaque jour.
Il est évident que quand ma relation à moi va bien, ma relation aux autres va beaucoup mieux! Mais quand même, je ne peux m'empêcher de voir quelques limites parfois, dans le strict cadre de l'enseignement à la française = le nombre! Avec 28 à 30 gamins en classe, il y a toujours des instants où je ne peux être pleinement auprès d'Anthony, Patou, Somsouk ou Margaux quand tant d'autres sollicitent mon attention, mon intelligence, mon intuitif (volontairement ou involontairement). Franchement, ça, c'est très très dur, certains jours, et terriblement frustrant.
Nous en parlions avec mon toubib cette aprem (vi, on a parlé CNV, psychiatrisme, définitions des personnalités, toussa ... j'adore mon toubib). Pour gérer un groupe agité, turbulent, repérer le leader (ça je sais faire). Mais je me sens affreusement frustrée, voire carrément nulle quand je n'ai pas pris un peu de temps avec Anthony, Margaux ... Parce que je ne parviens pas à le faire à chaque heure de cours, parce que ... tellement de choses!
Bises ;)
Evidemment que ces classes surchargées ne sont bonnes pour personne! D'ailleurs, je sens beaucoup de colère, de frustration chez les enseignants et les élèves sont vite catalogués de plus en plus difficiles, voilà pourquoi il est important de changer de paradigme! Quand le système en lui- même est caduc, il n'engendre que de la violence.Que faire si ce n'est son possible? Et puis, en cnv, quand je ne peux pas être empathique avec l'autre parce que les circonstances ne s'y prêtent pas, je suis empathique avec moi- même: accepter ces sentiments de colère, de frustration, ou autres dits négatifs, les laisser vivre leur vie pour qu'ils s'en aillent naturellement. La non violence commence d'abord chez soi, ne plus se faire violence...
Beaucoup à dire encore mais le lieu ne s'y prête pas.
Deux liens que tu connais certainement déjà: ici et là
C'est vrai que les gens en demandent beaucoup aux handicapés. Je vois bien pour ma soeur, quand ma mère essayait de la faire aller dans une école "normale", pour qu'elle voie des gens autres que sa famille. Il fallait sans cesse qu'elle "s'adapte", qu'elle ne fasse pas trop de vagues, etc. C'était beaucoup à elle de faire des efforts, pour que les gens "normaux" ne soient pas choqués par sa différence...
Foutus norme et stéréotypes auxquels personne ne corespond tout en empoisonnant le vie de tous. N'est- ce pas?